Que veut-on dire par «devenues payables à un bénéficiaire au cours de l'année»?
Le 24 mai dernier la CCI, sous la plume du juge Smith, a rendu une décision intéressante en lien avec l’application des dispositions du Code civil du Québec (CcQ) et la déduction prévue au paragraphe 104(6) LIR applicable lors de l’attribution d’un revenu au bénéficiaire d’une fiducie[1].
Dans cette affaire, la fiducie Historia (Fiducie) était une fiducie discrétionnaire constituée en vertu des lois de la province du Québec. Pour les années d'imposition 2013 et 2015, elle a attribué 30 072 000 $ et 20 250 000 $ à l’un des ses bénéficiaires. Elle a ensuite déduit ces montants de ses revenus en vertu du paragraphe 104(6) LIR.
Le ministre du Revenu national (Ministre) a émis de nouvelles cotisations en août 2017 refusant les déductions réclamées par la Fiducie pour les années d'imposition 2013 et 2015, au motif que les attributions ne sont pas «devenues payables à un bénéficiaire au cours de l'année» suivant le paragraphe 104(6) LIR.
La position du Ministre était à l’effet que les attributions étaient contraires aux dispositions de l'acte de fiducie et elles étaient donc «invalides et frappées de nullité absolue» parce qu'elles étaient contraires à l'article 1275 CcQ.
De son côté, la Fiducie considérait que la déduction prévue au paragraphe 104(6) LIR était valide puisque les montants ont été versés à son bénéficiaire, sans contravention à quelque disposition que ce soit.
De manière subsidiaire, la Fiducie a argumenté que: i) elle s'est toujours conformée aux exigences du CcQ et que, même si le Ministre est de l'avis contraire, il n'a pas l'intérêt requis pour soulever la nullité des attributions, et ii) dans l’alternative, si la délégation de pouvoirs des fiduciaires en faveur de certains bénéficiaires était contraire à l’acte de fiducie ou à l’article 1337 C.c.Q., le Ministre n’avait pas l'intérêt requis pour soulever la nullité.
La Cour a fait droit aux arguments de la Fiducie et elle a annulé les cotisations.
Pour trancher le débat, la Cour a répondu aux questions suivantes:
- Est-ce que les montants sont «devenus payables» au sens du paragraphe 104(6) LIR du seul fait qu'ils ont été versés au bénéficiaire, sans égard à une contravention quelconque, le cas échéant, à l'acte de fiducie, au CcQ ou à d'autres lois?
- Est-ce que les frères Rémillard sont devenus fiduciaires de facto, en contravention à l'article 1275 CcQ?
- Si la Cour concluait qu'il y a eu une contravention à l'article 1275 CcQ, qui est d'ordre public, s'agirait-il d’une nullité absolue ou relative?
Après avoir rappelé les dispositions pertinentes de la LIR et du CcQ, la Cour a révisé les faits pertinents.
La Fiducie a été constituée par acte notarié le 22 août 2002. Tel que mentionné, il s'agissait d'une fiducie discrétionnaire. Lucien Rémillard (LR) était l’un des constituants de la Fiducie. Il était également bénéficiaire avec ses sœurs, ses descendants, dont ses fils Maxime Rémillard et Julien Rémillard (les frères Rémillard) et une société qui n’a pas participé au litige. Il était aussi fiduciaire avec deux autres particuliers qui ne sont pas bénéficiaires de la Fiducie. Il devait y avoir trois fiduciaires en tout temps.
Maybach Corporation (Maybach) est une société de portefeuille possédant divers actifs dans la région de Montréal, dont des biens immobiliers détenus par ses filiales (le groupe Maybach). Avant la période cotisée, la Fiducie, LR et les frères Rémillard, détenaient les actions de Maybach.
RCI Environnement inc. (RCI) est une société agissant dans le traitement des déchets depuis 1997 et elle était contrôlée directement ou indirectement par LR. À partir de 2010, RCI a entrepris des démarches pour la vente de ses actifs et celles-ci se sont conclues en 2013. Elle a ensuite fusionné avec Maybach la même année.
La fusion a eu pour effet de transférer le compte de dividende en capital de RCI à Maybach. Le 16 octobre 2013, Maybach a déclaré un dividende en capital de 164 938 366 $ à la Fiducie. Le même jour, la Fiducie l'a attribué à LR. Cette attribution n’a pas fait l’objet du présent litige.
Après la vente des actifs de RCI, LR s’est retiré de ses activités et il a entrepris des démarches pour devenir résident à la Barbade. La Cour n’était pas saisie de cette question.
Au moment de procéder au rachat des actions de LR et des frères Rémillard, les conseillers de la Fiducie et de Maybach ont constaté que le groupe Maybach avait des pertes en capital inutilisées et que le rachat des actions de LR et des frères Rémillard mettrait la déduction future de ces pertes en péril en raison du changement de contrôle en faveur de personnes non liées agissant à titre de fiduciaires. Les conseillers ont donc proposé de conclure une entente dont le but était de permettre l'application du sous-alinéa 256(7)a)(ii) LIR et faisant en sorte que Maybach soit indirectement contrôlée, après le rachat des actions, par un groupe de personnes liées à LR, soit les frères Rémillard.
Cette entente est intervenue le 15 novembre 2013.
Le 15 novembre 2013, Maybach a racheté les actions de LR et des frères Rémillard. La Fiducie est devenue l'unique actionnaire de Maybach. LR a démissionné comme fiduciaire et a été remplacé par Julie Brosseau.
Suivant des résolutions écrites du 4 décembre 2013 et du 12 décembre 2013, autorisées par les frères Rémillard, la Fiducie a attribué à LR un revenu de dividendes de 30 000 000 $ et un revenu de 72 000 $ pour l’année d’imposition 2013. Au moment de ces attributions, les fiduciaires étaient Jacques Plante, Antonino Porrello et Julie Brosseau.
Au moyen de résolutions écrites du 29 octobre 2015 et du 27 novembre 2015, autorisées par les frères Rémillard, la Fiducie a ensuite attribué à LR un revenu de dividendes de 20 000 000 $ et de 250 000 $ pour l’année d’imposition 2015. Au moment de ces attributions, les fiduciaires étaient Jacques Plante, Antonino Porrello et Tony Fionda.
Les attributions ont été versées le même jour directement à LR et une retenue a été appliquée en vertu de la Partie XIII LIR.
La Fiducie a déduit les sommes attribuées et payées à LR de ses revenus pour chacune des années d’imposition en cause en vertu du paragraphe 104(6) LIR.
Cinq personnes ont témoigné, notamment les fiduciaires, et la Cour a considéré l’ensemble de ces témoignages crédibles et non contredits.
QUESTION 1: Est-ce que les montants sont «devenus payables» du seul fait qu'ils ont été versés au bénéficiaire, sans égard à une contravention quelconque, le cas échéant, à l'acte de fiducie, au CcQ ou à d'autres lois provinciales ou fédérales?
La position de la Fiducie était à l’effet que les règles applicables étaient extrêmement simples et que la Fiducie avait le choix de conserver les revenus et de payer elle-même l'impôt ou de les distribuer à l'un de ses bénéficiaires. Suivant cette option, le bénéficiaire paie l'impôt et la Fiducie peut réclamer la déduction visée.
Selon la Fiducie, le paragraphe 104(24) LIR vient préciser le sens de l'expression «devenu payable» que l’on retrouve au paragraphe 104(6) LIR. En l’espèce, les attributions ont été versées à LR et indiquées dans la déclaration fiscale de la Fiducie sous la rubrique «Montants payés ou à payer aux bénéficiaires». Par conséquent, la présomption du paragraphe 104(24) LIR s’appliquait.
Finalement, toujours selon la Fiducie, l'intimé n’a pas le pouvoir d’examiner l'administration interne des entités canadiennes pour s'assurer qu'elles respectent les lois provinciales et fédérales ainsi que les ententes contractuelles qui les régissent. Une telle approche serait contraire aux principes reconnus de droit fiscal. Elle soutenait également qu'elle avait droit aux déductions réclamées «peu importe qu'elles soient licites ou illicites, morales ou immorales».
De son côté, l'intimé prétendait que la déduction du paragraphe 104(6) LIR est permise seulement si, en plus d'être payé ou d'être exigible, le montant est «devenu payable», d'où l'intérêt du Ministre en l'espèce. Un montant qui ne peut être légalement payé n'est pas «devenu payable», même s'il a été déboursé.
Selon l’intimé, Ia somme ne peut être «devenue payable» que s'il existe une obligation légale de verser cette somme. Il souligne également que le paragraphe 104(24) LIR ne permet pas de présumer qu'une somme est payable puisqu'il énonce une présomption selon laquelle «une somme est réputée ne pas être devenue payable à un bénéficiaire», mais ne comprend pas de présomption voulant qu'une somme soit réputée devenue payable.
Finalement, l'intimé soutenait que les attributions en cause étaient contraires à l'acte de fiducie et à l’article 1275 CcQ et qu'elles étaient frappées de nullité absolue. N’étant pas légalement «devenues payables», elles ne pouvaient pas être déduites en vertu du paragraphe 104(6) LIR.
Selon la Cour, le paragraphe 104(6) LIR permet à une fiducie de déduire une partie de son «revenu [...] qui est devenu payable à un bénéficiaire au cours de l'année» ou la «partie [...] qui est devenue à payer à un bénéficiaire» selon la version de la LIR en vigueur en 2015. Le paragraphe 104(24) LIR précise que la somme versée «est réputée ne pas être devenue payable à un bénéficiaire au cours d'une année d'imposition à moins que»: i) la somme ait été payée au cours de l'année, ou ii) le bénéficiaire n'eût le droit au cours de l'année d'en exiger le paiement.
La Cour réfère à la jurisprudence et explique que l'expression «devenue payable» envisage aussi «une obligation de payer découlant de l'effet juridique du contrat» et qu'il doit y avoir «une obligation de payer».
La Cour a indiqué que le présent cas ne représentait pas l'application des règles civilistes à un litige fiscal, mais l'application du droit civil à un acte juridique en vue de conclure à la nullité de l'acte. S'il n'y a plus d'acte juridique, les conséquences fiscales de l'acte n'existent plus.
La Cour rappelle qu’elle «doit tenir compte de la bonne foi des contrats, notamment de la validité d'un contrat et de l'ensemble de ses clauses. Cependant, le rôle de la CCI, lorsque confrontée à un argument basé sur la nullité dans le cadre d'un appel en vertu de la LIR, n'est pas assimilable à celui de la Cour supérieure qui a le pouvoir de déclarer la nullité d'un contrat. Ainsi, la CCI peut simplement constater la nullité d’une clause ou de l’entente, afin d'être en mesure de déterminer la validité des cotisations.
Ainsi, quant à la Question 1, la Cour a rejeté la prétention de la Fiducie à l’effet que les montants sont «devenus payables» et peuvent donc être déduits en vertu du paragraphe 104(6) LIR du seul fait qu'ils ont été versés au bénéficiaire, sans égard à une violation éventuelle à l’acte de fiducie, au CcQ ou à d'autres lois fédérales ou provinciales.
QUESTION 2: Est-ce que les frères Rémillard sont devenus fiduciaires de facto, en contravention à l'article 1275 CcQ?
La Fiducie était d’avis qu'il n'y avait pas eu de violation à l'article 1275 CcQ puisque les trois fiduciaires ont continué à respecter l'acte de fiducie, nonobstant l’entente.
Selon elle, l’entente obligeait les fiduciaires à exercer leurs pouvoirs décisionnels à l’égard de la Fiducie selon les directives des frères Rémillard, en ayant préalablement obtenu leur accord. Les fiduciaires n’étaient pas libérés de leurs obligations envers la Fiducie et il n’y avait pas de délégation de leurs pouvoirs fiduciaires.
Même si les fiduciaires avaient l’obligation contractuelle d’obtenir l’accord des frères Rémillard avant de prendre une décision eu égard à la Fiducie, cela ne signifiait pas pour autant qu'ils ont abdiqué leurs pleins pouvoirs fiduciaires. Dans les faits, les décisions étaient prises à l’initiative des fiduciaires, avec le consentement des frères Rémillard, qui ne participaient pas à la gestion de la Fiducie. La preuve a démontré que les fiduciaires ont continué à gérer et à administrer la Fiducie conformément aux dispositions du CcQ. Les frères Rémillard ne sont pas devenus fiduciaires «de facto».
Finalement, la Fiducie était d’avis qu’il y avait seulement un droit de surveillance qui était donné aux frères Rémillard, ce qui est explicitement permis par l'article 1287 CcQ.
Selon l'intimé, l'article 1275 CcQ n’était pas respecté puisque l'entente faisait en sorte qu'il n'y avait plus de fiduciaire indépendant et qu'à compter du 15 novembre 2013, les frères Rémillard sont devenus les seuls fiduciaires dans les faits. Une approbation des frères Rémillard était nécessaire en tout temps.
L'intimé prétendait qu'après la vente des actifs de Maybach, une «planification d'ensemble» avait été mise en place pour la distribution du produit de la vente des actifs à LR et que le tout avait été déterminé d'avance dans le but de minimiser les coûts fiscaux. Cette planification émanait du contrôle de facto des frères Rémillard.
Selon l’intimé, la contrôle des frères Rémillard était à plusieurs niveaux et l'on ne pouvait pas interpréter l'entente comme conférant un simple droit de surveillance.
Dans sa décision, la Cour mentionne qu’avant de conclure que les clauses et l’entente sont invalides, elle doit rechercher quelle a été la commune intention des parties plutôt que de s'arrêter au sens littéral des termes utilisés. La Cour doit aussi tenir compte de l'interprétation que les parties lui ont déjà donnée ou qu'elle peut avoir reçue, suivant l'article 1426 CcQ.
Selon la Cour, il y a peu de doute sur le fait qu'il y a eu des consultations avec les experts-conseils avant de procéder aux attributions en cause et que c'est seulement après la décision des fiduciaires que l'approbation des frères Rémillard a été obtenue dans tous les cas.
La Cour note également qu'une résolution a été signée par les trois fiduciaires pour chacune des attributions en cause versées à LR. En vertu de l’article 1337 CcQ, il est interdit aux fiduciaires de faire une délégation générale de leurs pouvoirs. Dans les faits, les fiduciaires ont continué d'exercer tous leurs pouvoirs fiduciaires suivant les dispositions du CcQ.
La Cour conclut que, selon la preuve, les frères Rémillard n'ont pas agi comme fiduciaires ou «fiduciaires de facto».
Puisque la Fiducie était «contrôlée» par trois fiduciaires indépendants, validement nommés, l'entente avait pour but de faire en sorte que les frères Rémillard fassent partie du «groupe de personnes qui contrôle» et qui «était lié à la société» immédiatement après le rachat des actions de LR de Maybach.
QUESTION 3: Si la Cour concluait qu'il y a eu une contravention à l'article 1275 CcQ, qui est d'ordre public, s'agirait-il d’une nullité absolue ou relative?
La Cour a déjà conclu qu’il n'y a pas eu dans les faits de contravention à l'article 1275 CcQ puisque les frères Rémillard ne sont pas devenus fiduciaires dans les faits et que les trois fiduciaires indépendants ont continué à exercer leurs pouvoirs fiduciaires.
Or, même si la Cour venait à conclure que l'entente est contraire à l'acte de fiducie et aux exigences de l'article 1275 CcQ, qui est d'ordre public, encore faut-il voir s'il s'agit d’une nullité absolue ou d’une nullité relative.
La Cour fait donc l’analyse des dispositions du CcQ. Elle mentionne que le type de nullité d'un contrat dépend donc de «la condition de formation» sanctionnée et, notamment, si celle-ci a pour but «la protection de l'intérêt général» ou «la protection d'intérêts particuliers».
L'article 1417 CcQ définit la nullité absolue, qui s'oppose à la nullité relative, sur la base du critère qui la caractérise en droit actuel: celui de l'intérêt général qui s'attache au respect de la condition de formation que la nullité vise à sanctionner.
La Cour devait donc se demander si l'article 1275 CcQ visait «l'implantation d'une politique d'économie dirigée» ou bien la protection «des intérêts particuliers».
Suivant une analyse de la jurisprudence, la Cour indique que l'article 1275 CcQ, bien que d'ordre public, vise à protéger avant tout les intérêts privés des bénéficiaires et du constituant.
Il s'agit ici d'un ordre public de protection et non de direction. La sanction de nullité ne peut alors être soulevée que par les parties à l'acte.
Selon la Cour, l'article 1275 CcQ vise «la protection des intérêts particuliers» plutôt que la protection de l’intérêt général.
Finalement, suivant une longue analyse, la Cour a conclu que, s'il y a contravention à l'article 1275 CcQ comme le prétend l'intimé, il s'agissait de nullité relative et le Ministre n'avait pas l'intérêt requis pour la soulever.
Cette décision rappelle les principes d’interprétation et d’application des lois les unes par rapport aux autres. Elle rappelle également les pouvoirs de nos cours de justice.
- Fiducie Historia c. Le Roi, 2024 CCI 76, 24 mai 2024.